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LE VIEUX GARÇON

LE VIEUX GARÇON

LE VIEUX GARÇON

Une histoire courte de lisezbarbare.fr

Vingt-cinq ans.

-Tu m’aimes ?

-Ben oui !

-Alors pourquoi tu pars ?

-Ce job, c’est mon avenir, c’est pas difficile à comprendre, non ?

-Et moi, je suis déjà du passé ! On jette, on tire la chasse et hop, c’est oublié !

-Mais puisque je te dis que je t’aime !

-Et tu fous le camp, à huit mille kilomètres !

-Mais…mon amour, y’a Skype, y’a les mails…cinq ans, c’est pas long !

-Va te faire foutre !

-Puisque tu le prends comme ça !

-Faut le prendre comment ? Avec un grand sourire, et te souhaiter bonne chance ?

-Ce serait un début !

-Mais tu viens de siffler la fin, espèce d’abruti !

-Je ne veux plus discuter, tu m’emmerdes, je vais rater mon vol !

-Ne pars pas !

-Peux pas reculer, trop tard !

-Il n’est jamais trop tard ! Annule tout, reste avec moi !

-Peux pas, je te dis !

-Tu m’aimes ?

-Merde à la fin, oui, oui, oui !

-Alors dis merde à ce job à la con !

-Impossible !

-Conneries ! Tu veux pas, c’est tout !

-Je me casse ! Tu es trop butée ! Dommage, c’était tellement bien, nous deux !

-Va te faire foutre !

-J’y cours !

-Et n’oublie pas d’acheter une poupée gonflable en duty-free, juste au cas où je te manquerais trop vite !

-Je dois rire, avant de claquer la porte derrière moi ?

-Connard !

Trente-cinq ans

-Tu n’as pas changé, tu es toujours aussi belle !

-Tu en as eu beaucoup, des mefs, depuis que tu m’as abandonnée ?

-Quelques-unes, mais elles n’ont pas compté !

-Mais elles n’ont pas compté ! Pauvre chou ! Et la poupée gonflable, tu t’es envoyé en l’air avec elle après le décollage?

-La quoi ? Dix ans après, tu m’en veux toujours aussi fort ?

-A ton avis ?

-Et les jumeaux ? Avec qui tu les as fabriqués, tes deux mômes ?

-Un connard, comme toi ! Rencontré un soir de murge. En fait, je ne sais même pas si c’est un connard ! Je n’ai pas eu le temps de me faire une idée ! Il s’est barré le jour où il a fallu assumer !

-Je…je suis désolé !

-Cette phrase, je l’ai attendue si longtemps !

-Et si on effaçait tout ?

-Moi, je ne veux rien effacer !

-Je veux dire, et si on recommençait tout ?

-On se remet ensemble ?

-Ben oui, c’est pas difficile à comprendre !

-Et les mômes ?

-Quoi les mômes ? Ils ne sont pas à moi que je sache !

-On les jette, on tire la chasse, et hop, ils sont oubliés ?

-Ce serait un bon début ! Réfléchis, ils seront toujours un obstacle entre nous !

-Et pourquoi ça ? Tu pourrais devenir leur ami !

-Un père de substitution ? Je vais dépenser mon pognon pour élever deux chieurs qui vont me détester, qui vont idéaliser, tous les jours un peu plus, le connard qui les a abandonnés ?

-Si tu les aimes comme je les aime et comme je t’aime, ils t’aimeront !

-Y’a trop d’amour et trop d’embrouilles dans cette phrase, j’achète pas !

-Alors va-t’en ! Et j’espère pour toi que tu n’as pas jeté ta poupée gonflable adorée !

Cinquante ans

-Tu n’as pas vieilli, toujours aussi beau ! Et ton nombril ? Tu louches toujours dessus ? Ça doit être fatiguant, d’avoir toujours le cou plié en deux et….

-…le menton collé sur la poitrine ? J’ai changé, mon amour ! Rattrapons le temps perdu ! Partons ensemble, là, maintenant, loin de tout ! On peut vivre éternellement, j’ai tant amassé de pognon !

-Et voilà, tu mélanges tout, encore une fois ! Tu me cuisines une bouillie brûlante où tu mélanges l’amour et le fric ! Malgré ton âge, tu es toujours un enfant !

-Tu n’es pas libre, c’est ça ? Y’a quelqu’un ?

-Ça ne risque rien ! Ah, les hommes ! Finalement, tu es le moins mauvais de tous ceux que j’ai rencontrés !

-Moi, pareil ! Et j’ai jeté ma poupée gonflable, hein ? Y’a pas de retour en arrière possible !

-Qu’est-ce que tu veux, au juste ?

-Mais toi, rien que toi, toute entière, toute à moi !

-Et les mômes ?

-Quoi, les mômes ! Je prends aussi ! Ils sont grands maintenant, non ?

-Ils…ils ne sont plus avec moi. Ils sont retournés chez leur père, ce salaud qu’ils vénèrent. Ils disent qu’il s’est barré par ma faute, que je l’ai foutu dehors à leur naissance.

-Et le père, qu’est-ce qu’il dit, lui ?

-Que je l’ai viré pour toi, à cause de toi !

-Tu es triste ?

-Quand ils seront vraiment grands, ils feront la part des choses, je l’espère…

-…ou pas ! En attendant, rien ne s’oppose à ce que nous vivions heureux, enfin !

-Pas totalement, il faut que je t’avoue un petit quelque chose !

-Je prends tout, je t’ai dit ! Parle !

-Je suis malade, gravement malade ! Ton départ de l’autre côté de l’Atlantique, l’abandon du père de mes enfants, le mépris, pour ne pas dire la haine, qu’ils ont développé à mon égard…tout ceci m’a détruite de l’intérieur !

-Malade comment ?

-Tu veux savoir ? Ce ne sera pas beau à voir !

-Malade combien de temps ?

-Les chances de guérison sont extrêmement faibles ! Mais, si j’ai bien compris, ça peut aller très vite !

-Je…je ne suis pas prêt, je regrette !

-Je n’ai pas besoin de te montrer la sortie, ça devient lassant à la fin ! Et, lasse, je le suis. Va-t’en !

Soixante ans

-Serais-tu éternelle ? Pas une ride, pas une ombre du temps qui passe sur ton beau visage !

-Je m’en suis tirée, et je vais bien, merci ! Tu as quelqu’un ?

-À par toi, dans mon cœur, personne !

-Rien, rien de rien ?

-Je bosse trente-cinq heures par jour, comment pourrais-je ?

-Pas le moindre petit début d’histoire avec une des tes subordonnées ? On dit que tu es au sommet, maintenant ! Trente-cinq heures sur vingt-quatre, ça laisse du temps pour draguer son big boss, non ?

-Nada ! Il n’y a toujours eu que toi !

-Pour moi aussi, il n’y a toujours eu que toi !

-Alors, cette fois-ci, c’est la bonne !

-Pas tout à fait !

-C’est quoi, cette fois-ci, le problème ?

-Mon infirmier, il m’a aidé à vaincre cette saloperie de maladie, pendant toutes ces années !

-Et alors ? Il était payé pour ça, non ?

-L’argent, encore l’argent, toujours l’argent !

-Quoi d’autre ?

-Maintenant, c’est lui qui est malade ! Je l’accompagne vers sa fin. Je ne peux pas l’abandonner, tu comprends ?

-Je comprends surtout que, une fois de plus, tu te dérobes ! Ah, les femmes ! On ne peut jamais compter sur elles !

-Tu connais la sortie, je crois !

Soixante-quinze ans.

Elle est morte.

Je l’ai appris hier, par hasard.

J’ai juste eu le temps de sauter dans un avion et d’arriver à la fin de la cérémonie religieuse qui se tenait dans une petite église. Il y avait dix places, vingt tout au plus. Elles étaient presque vides. Deux types, proches de la cinquantaine, et semblables comme deux gouttes d’eau jumelles, soutenaient un vieillard, une ombre d’être vivant, presque un songe humain, qui semblait inconsolable.

Je pense que les garçons m’ont tout de suite reconnu. Ils ne m’ont pas adressé la moindre parole.

J’ai suivi, de loin, timidement, jusqu’à un cimetière minable ou un petit trou miteux attendait d’avaler mon amour de toujours.

Je n’ai pas pu rester digne.

Oh, j’ai bien essayé, mais quelque chose s’est brisé et je crois que ma raison, et tout ce qui va avec, a été absorbée par cette bouche noire qui attendait de dévorer celle que j’aimais.

Je me suis jeté sur le cercueil, je l’ai entouré de mes bras, et je me suis mis à sangloter. Je crois qu’ils se sont mis à quatre ou cinq pour me faire lâcher prise.

Lâcher prise.

Arrêter de se compliquer la vie.

Enfin.

On se complique toujours la vie.

Mais on s’en rend compte toujours trop tard.

Trop tard ?

Il n’est jamais trop tard.

J’ai tout bazardé, tout vendu, tout donné.

Chaque jour, je viens sur sa tombe.

Je la nettoie, je change les fleurs, je chasse les méchantes bestioles qui tournent autour de son beau visage, que j’ai gravé moi-même, de mémoire, sur sa stèle funéraire.

Les jumeaux, les rares fois où ils passent, m’adressent un geste, un petit, qui n’est plus vraiment hostile.

Ils savent que j’ai fait beaucoup de mal à leur maman. Ils savent que moi, ce vieux garçon imbécile, vaniteux, véniel et égoïste, j’aurais pu la tirer plus d’une fois de la triste vie qu’elle ne méritait pas.

Mais ils savent aussi qu’elle n’aura jamais vraiment aimé un autre que moi.

Une histoire courte de lisezbarbare.fr

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